Entretien avec l’écrivain Jean-Michel Devésa
Par Noureddine Mhakkak
Jean-Michel Devésa. Écrivain-professeur. Docteur d’État, agrégé des lettres, spécialiste de la littérature française et des littératures en français du XXe et du XXIe siècles. Admirateur du surréalisme, du Nouveau Roman, de la revue Tel Quel et de Jean-Luc Godard. Réside à Bordeaux depuis 1997. Élu professeur des universités en 2015 à l’université de Limoges (France). Parmi ses œuvres on peut citer : « Le Regard figé de l’Histoire, Journal de Hambourg 2 avril-11 juillet 2012 », Le Fidelaire, Éditions Monplaisir, « Bordeaux la mémoire des pierres », [roman], Bordeaux, Éditions Mollat. « L’Empreinte du souvenir », [nouvelle], Bruxelles, Éditions Maelström, Coll. « Bruxelles se conte », et bien d’autre. Etretien.
Que représentent les arts et les lettres pour vous ?
Tout au long de mes études, lorsque j’étais lycéen puis étudiant, je n’ai jamais intensément réfléchi au métier que j’allais exercer. J’ai ainsi en septembre 1980 rejoint un lycée, en Algérie, avec un contrat local en poche. J’avais vingt-quatre ans. J’ai vu dans les arts et la littérature un puissant ressort de sublimation. Ayant eu accès à Freud par Althusser, j’ai considéré que si la littérature était bien l’Autre de la Théorie c’était précisément parce qu’elle opérait un transfert. Et peut-être à différents niveaux. Dans l’ordre du symbolique et dans celui de l’imaginaire. Voilà pourquoi les arts et la littérature allaient m’aider à panser mes blessures, à tempérer ma mélancolie, à assumer les échecs et les défaites, à métaboliser la douleur de n’être que de passage sur cette terre. C’était en 1980, j’avais vingt-quatre ans. Près de trois décennies plus tard, en 2005-2008, j’ai pu enfin mettre des mots sur certains de ces maux. Je n’étais plus uniquement un lecteur assidu, un spectateur attentif de la création contemporaine ; à mon tour, selon mon rythme, en puisant le matériau que je me proposais de ciseler dans la somme des expériences que j’avais vécues ou dont j’avais été le témoin, j’embarquais pour cette aventure. Ma relation existentielle à l’écriture et aux arts gagnait brusquement en plénitude, j’avais franchi une étape décisive, il ne me suffisait plus de lire des textes, je m’agrégeais à la compagnie de celles et de ceux qui patiemment, et passionnément, en élaborent.
Que représente l’écriture/la lecture pour vous ?
En tant que professeur, j’ai passé ma vie à pratiquer la lecture et la critique, en enseignant la littérature, en écrivant à propos des livres que je lisais. Ce qui m’a conduit, après d’autres, à me qualifier de lecteur professionnel. Dans le même temps, en réalité avant même mes vingt ans, j’ai eu le désir d’écrire mais mes différents essais, presque tous les dix ans, n’étaient pas à même de me convaincre, je noircissais du papier et huit ou dix jours plus tard je détruisais tout, consterné par la qualité médiocre de ma production. C’est un chagrin d’amour qui a réuni les conditions pour que ma voix prenne un peu de consistance et que je me sente autorisé à montrer mes pages. C’est la romancière Judith Brouste qui m’a incité à une nouvelle tentative, elle a été perspicace, elle a probablement enclenché en moi le processus de création. Et puis quand j’ai été en possession d’un manuscrit conçu en 2005, aux États-Unis, des amis écrivains m’ont énormément encouragé à le publier : je salue ici Nelly Arcan et Pierre Bourgeade qui ont, par certains côtés, et chacun à leur manière, accompagné mes premiers pas, tous les deux me manquent terriblement ; je n’oublie pas Jacques Henric et Georges Sebbag, leur fidélité est exemplaire. D’un ouvrage à l’autre ma voix s’est affermie. Celle que désormais je profère, je l’ai forgée en 2015 avec Bordeaux la mémoire des pierres. J’ignore ce qu’il lui adviendra. Voilà donc presqu’une dizaine d’années qu’à ma manière, et selon mes modestes moyens, je vérifie la thèse de Roland Barthes : la critique, la lecture critique, menée à son terme verse celui qui la pratique de l’autre côté, elle en fait un auteur, voire un écrivain.
Parlez-nous des villes que vous avez visitées et qui ont laissé une remarquable trace dans votre parcours artistique.
Il y en a beaucoup. Il m’est impossible de les citer toutes. Je dois procéder à des choix et me montrer ingrat. Je cite ainsi : Alger ; Madrid et Tolède ; Saint-Pétersbourg Pékin et Tirana ; McAllen au Texas, dans la Rio Grande Valley ; Bruxelles ; et Bordeaux.
Que représente la beauté pour vous ?
J’associe la beauté à l’étincelle et à l’incandescence qui jaillissent du rapport que j’entretiens avec une personne, un être, un lieu, un objet, une production de l’esprit, une situation et dans lequel je suis pris de sorte que je perçoive, sente et comprenne, même fugacement, le caractère extraordinairement tangent, fragile et contingent de ma présence au monde. Elle implique par conséquent don, bonté et gratuité ; elle exclut tout utilité sociale, a fortiori toute marchandisation. Je suis allé à sa rencontre en parcourant notamment le Cardo Maximus à Tipaza, en arpentant la médina d’Essaouira ou en savourant la tranquille clarté des plages de Kerkennah ; elle m’a submergé chaque fois que je l’ai entrevue dans le regard, le rire, la joie, le geste sûr et apaisant, l’entraide et les chants des gens simples et pauvres, des travailleurs des villes et des campagnes ; je la contemple dans la palette d’El Greco ou dans celle de Pablo Picasso ; elle me touche en variations continues quand j’écoute une composition de Bach pour le violoncelle, la trompette de Miles Davis et les voix sublimes d’Oum Khaltoum et de Maria Callas ; je la reconnais bien sûr dans le partage et la camaraderie.
Parlez-nous des livres/films que vous avez déjà lus/vus et qui ont marqué vos pensées.
Je me limiterai à un roman et à un film. Ce qui en soi est une gageure. Le livre, c’est le roman que René Crevel publie en 1927, Babylone, l’histoire d’une petite fille qui devient femme, et qui dans sa quête d’autonomie croise au bord du Léman la figure du Nègre peint au XVIIIe siècle par Maurice-Quentin de La Tour. Quant au film, je songe à Alphaville de Godard, dans lequel retentit le timbre de Paul Éluard (à travers les vers de Capitale de la douleur) et où resplendit comme un diamant noir le visage éperdu d’Anna Karina… Je cesse là. Et m’interdis donc de poursuivre avec Nadja d’André Breton et La Chinoise de Godard, et une centaine d’autres titres…
Parlez-nous de vos projets culturels/artistiques à venir.
Cet automne, je viens de publier Garonne in absentia. Ce n’est pas à moi de le signaler, j’espère que des lecteurs remarqueront combien il est en résonnance avec les livres qui l’ont précédé. L’écriture de Garonne in absentia m’a permis de souligner comment la guerre des sexes, laquelle précipite parfois ses protagonistes dans la folie, est tributaire de l’Histoire, de ses tragédies et de ses vilenies.