Patrimoine cinématographique en péril

Cinéphile et Ancienne directrice de la cinémathèque de Tanger (2007 à 2013), Léa Morin s’investit aujourd’hui dans la préservation du patrimoine cinématographique, notamment du patrimoine le plus vulnérable, sur le point de disparaitre. Pour ce faire, elle a cofondé «l’Observatoire, Art et Recherche», avec l’artiste Mohamed Fariji. Nous l’avons rencontrée en marge du colloque organisé dans le cadre des JCC.

Quels sont les principaux objectifs de votre association ?

Nous développons de nombreux projets dans et autour de la ville de Casablanca, avec la participation d’artistes, d’étudiants, de cinéastes, de chercheurs et d’institutions locales, régionales et internationales en expérimentant des approches alternatives par le biais, notamment, de programmes éducatifs, d’espaces de production et d’accompagnement d’artistes émergents, de programmes de recherche, et de projets artistiques participatifs dans l’espace public.  Tous ces projets ont en commun de réfléchir et de s’engager pour combler les trous et les vides laissés par une politique de « mémoire oublieuse », pour reprendre l’expression d’Ahmed Bouanani, qui a consacré son œuvre et sa vie à une lutte contre l’oubli et pour la préservation de la mémoire collective marocaine.

Tu es à Tunis pour prendre part au colloque international sur le patrimoine cinématographique : quels étaient les axes abordés et quel était le thème de ton intervention ?

Ce colloque réunissait des archivistes, restaurateurs, chercheurs, cinéastes, directeurs de cinémathèques et d’archives de films européens, africains et arabes. Nous avons pu y engager une réflexion sur les approches à privilégier pour développer une politique de conservation, préservation et restauration du patrimoine cinématographique africain et arabe.

Nous avons tenté ensemble de soulever les nombreux enjeux posés par les politiques patrimoniales dans le secteur cinématographique, que ce soit les enjeux politiques et sociaux de la diffusion et de l’accès au film de patrimoine, -notamment dans un contexte postcolonial et de dépossession mémorielle-, l’importante sensibilisation des professionnels, des décideurs politiques et du grand public comme socle indispensable à toute politique mémorielle, mais aussi les enjeux techniques de la conservation et de la restauration, et les forts besoins en formations des équipes en charge de l’archivage des films.

A travers mon intervention, et en prenant l’exemple de la situation marocaine, je souhaitais soulever l’importance d’entrer dans une dynamique collaborative pour la mise en œuvre de projets de préservation du patrimoine cinématographique, notamment entre les institutions étatiques et la société civile, les artistes, les cinéastes et les citoyens qui cherchent à se ré-approprier leur patrimoine et interrogent la place de la mémoire dans nos sociétés contemporaines.

Quels sont les premiers résultats de votre action au Maroc ? Des films vont-ils être récupérés et restaurés ?

Le premier axe de recherche étant dédié aux films disparus, invisibles ou dits perdus, nous avons organisé de nombreux, séminaires, rencontres, projections et master class avec des étudiants pour valoriser et faire connaître ces œuvres et cinéastes oubliés, ainsi que des entretiens et recherches dans les archives des réalisateurs, chercheurs et producteurs.

Nous avons réalisé dans le cadre de nos recherches deux découvertes majeures :

– Un film documentaire inachevé de Mohamed Abbazi de 1969, oublié par tous et retrouvé à la Cinémathèque de l’Université de Berkeley (Pacific Film Archive) par la chercheuse en histoire du cinéma marocain Marie Pierre Bouthier. Le film a été numérisé par le PFA et nous avons pu le montrer en présence de son réalisateur qui a partagé avec le public le contexte particulier de ce tournage et les difficultés rencontrées. Ce film est un document extrêmement rare et important, tourné librement dans les rues de Casablanca. Il raconte «La longue journée» de travail d’une femme venu de campagne, qui habite dans les bidonvilles des «Carrières centrales», et vient travailler autour du marché aux fleurs dans le centre-ville.

– Autre découverte majeure, les négatifs originaux du premier film de Mostafa Derkaoui «Quelques évènements sans significations» (1974). Après la faillite du laboratoire espagnol qui avait développé le film au début des années 70, nous n’avions plus de trace des négatifs, que nous avons finalement et heureusement retrouvés dans les stocks de la Filmoteca de Catalunya. Interdit à sa sortie – et ce jusque dans les années 90-, «Quelques événements sans significations» est une œuvre avant-gardiste engagée et libre, qui questionne le rôle du cinéma -et des artistes- à une période d’oppression politique. On y voit se rencontrer un groupe de cinéastes idéalistes qui parcourt les rues à la recherche d’un thème pour leur film, se retrouve dans des bars, interroge la récente naissance du cinéma marocain, et un jeune ouvrier qui travaille au port et se bat pour survivre face aux injustices qu’il subit quotidiennement. Toute une génération d’artistes, de poètes, d’acteurs et de musiciens ont participé au tournage, dans les quartiers populaires et les bars du port de Casablanca. Cette mobilisation du monde du cinéma, de la littérature, de la musique et de l’art pour la création d’une œuvre cinématographique indépendante, est unique dans l’histoire culturelle du Maroc. Le film, invisible depuis sa réalisation (censuré par les uns, jugé trop expérimental par les autres), sera donc prochainement visible dans une version restaurée, en partenariat avec la Filmoteca de Catalunya.

Nous développons en parallèle un projet de recherche à long terme autour du film qui donnera lieu à une publication.

Nous souhaiterions désormais continuer de travailler à l’identification et inventaire des collections et fonds privés et publics dédiés à la mémoire cinématographique marocaine. Là aussi, il s’agit de combler un vide, l’éparpillement de toutes ces traces de la mémoire cinématographique (journaux, photographies, posters, films tous formats, revues, etc.) entre les privés, les cinéastes, les critiques, les cinéphiles, les ayants droit, les bibliothèques, les archives et les institutions.

Propos recueillis à Tunis

par M. Bakrim

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