Leçons d’Antoine de Saint-Exupéry

Par Mohammed Berrezzouk

Terre des hommes s’ouvre d’emblée sur cette phrase liminaire : «La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu’elle nous résiste». Elle résume en substance l’enseignement que Saint-Exupéry veut donner à ses lecteurs. Pour ce pilote-écrivain, les hommes rencontrent leur grandeur, découvrent leur puissance, mesurent leur courage aussi physique que moral à l’aune des écueils que leur oppose sans cesse la nature.

Depuis son appareil, Saint-Exupéry nous livre sa philosophie de la condition humaine. Les dangers que lui-même a encourus dans les cieux et sur les montagnes, l’aventure qu’il a vécue dans le désert – cette «écorce nue de la planète», les orages et les tempêtes qu’il a affrontés, toutes ces épreuves lui ont appris la vérité sur l’homme. Cette créature vulnérable sait, à tout moment, se surpasser, aller au-delà de ses forces-limites, tirer profit de ses capacités exceptionnelles, marquer une victoire sur la nature hostile, se sentir plus solidaire avec les autres, donner l’exemple de camaraderie aux temps d’adversité. En ce sens, le geste dirait-on peut-être mieux la geste du pilote fait écho à ceux/celles de l’agriculteur, du menuisier, de l’instituteur, du poète.

Tous, à quelques exceptions près, veulent arracher à la terre sa vérité universelle, ses secrets enfouis, en recourant, chacun, à son propre outil. C’est l’avion pour l’un ; ce sont la charrue, le rabot, le livre, le mot pour les autres. Chacun  d’eux cherche cette vérité dans les éléments naturels ; qui dans le ciel, qui dans la terre, qui dans l’eau, qui dans le feu. Ils ont le même dessein : servir l’homme et non point l’asservir. Gageure non moins difficile en ceci qu’ils doivent ruser chaque jour avec les forces de la nature, s’y opposer constamment. Toujours est-il qu’«au-delà de l’outil, et à travers lui, c’est la vieille nature que nous retrouvons, celle du jardinier, du navigateur ou du poète».

L’homme, comme l’exprime métaphoriquement Saint-Exupéry dans le même livre, «laissait, sous sa rude écorce, percer l’ange qui avait vaincu le dragon». Pour en saisir le sens, il est judicieux d’associer cette conception de l’homme aux conditions pénibles où Saint-Exupéry a commencé sa carrière de pilote de ligne chez Latécoère. C’était en 1926. Dans l’entre-deux-guerres, il faut le rappeler, les vols pouvaient se changer incontinent en voyage ultime.

La mort menaçait les aviateurs, surtout si l’on sait que les avions qu’ils pilotaient à cette époque étaient moins performants qu’aujourd’hui, que leurs moteurs n’offraient aucune sécurité, que les pannes étaient fréquentes. Toute traversée était un saut dans l’inconnaissable, une ligne de partage entre le réel et l’irréel, une frontière entre l’être et le néant. A l’occasion de chaque mission, les aviateurs ont appris à regarder la mort bien en face. De surplus, ils se doivent de la braver et de tenter l’impossible. S’ils réussissent souvent à s’en sortir, il leur arrive parfois d’échouer.

C’est le cas du pilote l’écrivain qui s’est écrasé dans les côtes marocaines dans la nuit du 31 juillet 1929. Toutefois, les périls recommencés n’ont pas empêché Mermoz et Guillaumet – pionniers de l’aviation et camarades de l’auteur –  de continuer d’assurer avec courage la liaison entre Toulouse et Dakar, d’acheminer leurs courriers à travers l’Atlantique, de «les porter à travers mille embûches comme un trésor sous le manteau». (Courrier sud)

A son tour, Saint-Exupéry, tout conscient de ces risques, n’affiche aucune hésitation. Seulement, il se laisse envahir d’un mélange de sentiments contradictoires et inextricables: «J’allais être à mon tour, dit-il dans Terre des hommes, dès l’aube, responsable d’une charge de passagers, responsable du courrier d’Afrique.

Mais j’éprouvais aussi une grande humilité. Je me sentais mal préparé. L’Espagne était pauvre en refuges; je craignais, en face de la panne menaçante, de ne pas savoir où chercher l’accueil d’un champ de secours». Responsabilité, modestie, crainte en disent long sur la gravité de la nouvelle mission qu’il compte assumer avec détermination. Plus qu’une mission, c’est du devoir qu’il s’agit ici, du sacrifice qu’il honore avec abnégation. Devoir et sacrifice qui le poussent à être d’abord pilote de ligne, puis ensuite pilote de guerre. De l’aéropostale à l’aviation militaire, des vols postaux aux vols guerriers, du baptême de l’air au baptême du feu, nous assistons, chez Saint-Exupéry, à la même virilité, à la même témérité, à la même assurance, à la même lucidité.

Dans Pilote de guerre, il écrit succinctement que «chacun est responsable de tous». Une noble finalité semble présider à cette responsabilité : être au service des hommes. Cela n’est pas du tout une mince affaire, car, en tant que pilote de ligne, Saint-Exupéry s’offre volontairement de porter à un homme la lettre d’amour qu’une femme lui a écrite du bout du monde ; cela n’est pas non plus une simple tâche, car, en tant que pilote de guerre, il se doit de mourir pour défendre sa patrie. Dans les deux cas, sur ses vols repose le salut de l’homme et de la patrie, et sa vie, subséquemment, y est tout le temps mise en équation, en jeu, en danger. Sa fin tragique en fait écho. Saint-Exupéry s’abîme dans la Méditerranée, après que son avion de reconnaissance a été criblé au feu par un chasseur allemand.

Depuis le 31 juillet 1944, date de sa disparition, son corps, ou à tout le moins ses restes, n’a pas été retrouvé. Saint-Exupéry est l’écrivain sans sépulture, le pilote sans dépouille.

Les risques liés à sa carrière de pilote lui ont appris, sans doute, beaucoup de choses sur la vie et la mort, sur lui-même et les hommes, au lieu des livres «qui ne lui ont offert qu’une préparation théorique à l’existence». (Paul Webster, Saint-Exupéry. Vie et mort du petit prince) Sans nier ce que les livres ont réellement apporté à sa vie d’homme, Saint-Exupéry cherche plutôt la vérité du côté de l’action, du vol et de l’aventure. «J’étais, dit-il, un guerrier menacé : que m’importaient ces cristaux miroitants destinés aux fêtes du soir, ces abat-jour de lampes, ces livres. Déjà je baignais dans l’embrun, je mordais déjà, pilote de ligne, à la pulpe amère des nuits de vol». (Terre des hommes) Celles-ci lui ont enseigné ainsi la façon dont il peut vaincre l’épouvante, surmonter le sentiment de perte au cœur des ténèbres dangereuses, aimer davantage la vie et ses secrets au contact du néant.

Chaque fois qu’il prend les commandes de son avion, le pilote se heurte aux éléments de la nature, leur livre un combat héroïque, en découvre des significations inédites. Il «dispute son courrier à trois divinités élémentaires, la montagne, la mer et l’orage». Victorieux ou vaincu, il s’érige en héros ou en martyr, retourne à la vie ou rencontre la mort, rejoint ses camarades ou les quitte définitivement.

Du reste, dans ce métier à risques, la plus grande leçon que Saint-Exupéry apprise concerne cette fois l’amitié. «Telle est, écrit-il, la morale que Mermoz et d’autres nous ont enseignée. La grandeur d’un métier est peut-être, avant tout, d’unir les hommes : il n’est qu’un luxe véritable, et c’est celui des relations humaines». Il s’agit de l’amitié qui cimente les liens par-delà l’intérêt, qui ne s’achète guère par l’argent, qui est difficile à reconstruire après la perte d’un camarade. Elle se renoue davantage au gré des rencontres intermittentes ici et là, des dangers fréquentés, des joies et des épreuves vécues en communauté, des paroles et des récits échangés, des rires et des pleurs partagés. Don de soi et don réciproque, l’amitié se situe aux antipodes de l’égoïsme et de l’incurie, du fatalisme et de la lâcheté.

Elle enseigne à chaque pilote que «l’on appartient à la même communauté» sans distinction de sang ni de classe, que l’on est une conscience qui s’enrichit par la découverte d’autres consciences, que l’on est des hommes qui se partagent la même terre, que l’on est lié d’amour l’un à l’autre. Aussi, édifie-t-elle le village universel où chaque être humain s’accomplit en travaillant, aidant les autres, devenant responsable. Car «être homme, c’est précisément être responsable (…), c’est se sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde».

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