«Atiq Rahimi: la voix des Afghans opprimés et terrorisés!»

Entretien avec Outhman Boutisane, chercheur en littérature afghane contemporaine

Ppar Moustapha Younes

Une œuvre littéraire est le produit du contexte historique et culturel de son émergence et dépend inextricablement de l’espace où elle baigne. La littérature afghane ne déroge pas à cette règle dans la mesure où selon les mots de Outhman Boutisane «elle se fait l’écho de l’histoire tourmentée de l’Afghanistan». De plus en plus prisée, cette littérature commence à susciter un intérêt grandissant et ce grâce aux travaux de chercheurs universitaires dont  Boutisane est l’un des représentants. Dans ce bref entretien, il nous apporte un éclairage sur les différents aspects de l’écriture de Atiq Rahimi, auquel il a consacré cet essai, et nous fait découvrir, du même coup, cette florissante littérature qu’est la littérature afghane.

D’abord pourquoi cet intérêt pour la littérature afghane?

On dit souvent que le hasard fait des belles rencontres. J’ai découvert pour la première fois la littérature afghane en 2013, en lisant le roman d’Atiq Rahimi intitulé «Les Mille maisons du rêve et de la terreur». C’est un livre qui m’a beaucoup marqué et je ne savais pas que l’auteur est un romancier afghan. Donc c’était mon premier contact avec cette littérature méconnue, notamment dans le monde arabe et même en Europe. Par curiosité, j’ai effectué des recherches documentaires pour connaître plus ce paysage littéraire, mais malheureusement j’ai constaté qu’il y a une rareté de références et qu’il n’existe presque rien sur ce sujet au niveau académique et universitaire. Cela m’a poussé à lire les autres romans du même auteur en lui consacrant mon mémoire de master. Ma thèse n’est qu’un prolongement de mes recherches. Si l’Afghanistan était un paradis pour les anthropologues, sa littérature constitue pour moi un autre paradis. Donc, mon objectif en tant que chercheur, c’est de faire connaître les écrivains afghans, de promouvoir cette littérature inédite qui reflète la mosaïque afghane.

Atik Rahimi auquel vous avez consacré et votre thèse et cet essai est sans doute l’une des figures majeures de la littérature afghane d’expression française. Or, il nous demeure malheureusement étranger. Pourriez-vous le présenter en quelques mots à nos lecteurs?

Oui certainement. Il ne s’agit pas d’un simple auteur qui écrit des romans. Atiq Rahimi est avant tout un homme à plusieurs casquettes, un artiste. D’abord, il est poète, écrivain, photographe, calligraphe et cinéaste franco-afghan exilé de sa terre natale depuis 1984. Après avoir fait un doctorat de communication audiovisuelle à la Sorbonne, il a commencé à réaliser des films documentaires en adaptant en 2004 son roman «Terre et cendres», qui a obtenu le prix «Regard sur l’avenir» au festival de Cannes. Il a reçu le prix Goncourt en 2008 pour son roman «Synguésabour : pierre de patience», qu’il adaptera ensuite au cinéma. A mon avis, c’est grâce aux œuvres  d’Atiq Rahimi que les français ont commencé à s’intéresser aujourd’hui à la littérature afghane en traduisant et en publiant les écrits des Afghans refugiés en France ou ailleurs.

A la lecture de votre essai on découvre une réalité socio-culturelle propre à l’Afghanistan. Comment A. Rahimi réussit-il à rendre compte de cette réalité?

Atiq Rahimi est très attaché à son pays. Il situe toujours ses romans au cœur de l’Afghanistan. Il puise son inspiration dans la mémoire collective. Force est de reconnaître qu’il n’écrit pas dans un cadre restreint ; son œuvre se nourrit de l’héritage ethnoculturel, religieux et linguistique de son pays et de sa propre expérience. Son écriture est donc le reflet d’une crise identitaire, de l’exil et de la pluralité culturelle. Pas seulement chez Atiq Rahimi, toute la littérature afghane se construit sur une réalité socio-culturelle en abordant des questions interculturelles fondamentales, telles que le bilinguisme, la double identité, le dialogue des cultures, l’altérité, les conflits culturels, la guerre, la situation des femmes, l’obscurantisme…etc.

L’écrivain engagé sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer », affirme J-P Sartre .A.Rahimi répond-il à cette exigence ? Et dans quelles proportions?

Oui effectivement. Atiq Rahimi est un écrivain engagé qui a consacré son écriture pour faire entendre la voix des Afghans opprimés et terrorisés. Face à l’obscurantisme et à la négation du passé que le régime taliban impose au peuple afghan, l’auteur invite ses lecteurs à découvrir la réalité dégradée de son pays. Il défend la cause féminine, critique acerbement l’injustice, se moque des croyances religieuses aveugles, dévoile avec un style osé la souffrance des corps interdits, forcés d’enfanter, torturés, blessés ou même tués. La littérature afghane est un foyer de résistance selon Latif Pedram, l’un des grands intellectuels et critiques afghans. Elle est le seul espoir pour entrevoir des jours meilleurs en ces temps de désarroi complet. Comme le dit Flaubert aussi : « La littérature est tout ou rien ». Je pense que Rahimi produit une littérature rebelle parce que c’est un écrivain qui croit au pouvoir de la parole. La littérature afghane c’est un tout, elle est ancrée dans la réalité amère d’un pays qui porte toujours la cicatrice de la guerre.  Rahimi nous fait revivre l’expérience d’un peuple condamné à la guerre, à l’errance (l’exil) et à l’injustice. Son expérience d’exilé est l’image obscure d’un passé et d’un présent sanglants.

Vous avez intitulé votre essai de l’autobiographie à l’autofiction, terme introduit dans la critique par Serge Doubrovsky. Comment s’effectue ce glissement? Et quel est son intérêt dans l’économie générale de l’œuvre Rahimienne?

Ce n’est pas facile de répondre à ces deux questions en quelques lignes. Mais je peux dire que l’œuvre de Rahimi se caractérise par l’emploi de la première personne (je) qui renvoie à la fois à l’autobiographie et l’autofiction. L’auteur use intentionnellement des diverses formes énonciatives et typographiques relatives à cette forme d’écriture. La plupart de ses textes sont écrits à la première et deuxième personne (Je/tu), alors qu’il y a un certain recours à l’autoportrait photographique et calligraphique dans certains récits comme La Ballade du calame et Le Retour imaginaire. Il s’agit d’un jeu d’écriture où il y a interpénétration entre plusieurs identités, entre rêve et réalité, entre passé et présent…etc. Rahimi passe de l’autobiographie à l’autoportrait pour élargir le champ de sa réflexion sur l’identité et l’exil. Il se cherche dans toutes formes d’écriture afin de rendre palpable sa blessure existentielle. De ce fait, il écrit pour restituer son identité déchirée, pour se libérer de la cicatrice. L’écriture pour lui est une délivrance, un espace de réconciliation.

Vos travaux sur la littérature afghane témoignent d’une connaissance approfondie de cette littérature. Selon vous qu’est ce qui fédère les différents auteurs afghans au point de vue des thèmes et des procédés d’écriture et qu’est ce qui les distingue les uns des autres?

La littérature afghane est ouverte, symbolique et mythique. Elle est riche en références interculturelles et intertextuelles. Les auteurs afghans attachent beaucoup d’importance à la langue d’écriture, à la construction des personnages et même aux procédés de la narration. Ils abordent presque tous les mêmes sujets qui occupent leurs esprits comme les souvenirs d’enfance, la guerre, l’injustice, les tabous sociaux et religieux, l’exil, le déracinement, la nostalgie des origines…etc.  Ce qui les distingue, c’est leurs façons de voir les choses, leurs sources d’inspiration, la recherche d’une langue puissante, singulière et libre. Certains s’inspirent de la mythologie persane, d’autres méditent sur l’actualité afghane. L’Afghanistan constitue donc un véritable foyer de littérature depuis longtemps.

Avez-vous d’autres projets en cours sur la littérature afghane?

J’écris actuellement un livre sur la poésie afghane contemporaine.  C’est un projet que j’ai commencé depuis janvier. L’une des richesses de la littérature afghane, c’est sa poésie. C’est le genre littéraire le plus exercé en Afghanistan. Donc, ce projet a pour objectif de faire connaître et promouvoir la poésie afghane.

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